Ces dernières années, des critiques de l’« idéologie du genre » et de la « théorie du
genre », émanant aussi bien de milieux laïcs que religieux, remettent en cause la
terminologie et les principes des droits de l'homme communément admis. Lors de mes
visites dans les Etats membres, j’ai même rencontré des objections à l’emploi du terme
« genre », notamment dans le cadre de la promotion de la ratification de la Convention
du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des
femmes et la violence domestique (Convention d’Istanbul). Comment ceux qui travaillent
dans le domaine des droits de l'homme peuvent-ils réagir à ces critiques ?
Avant d’en venir aux critiques, il est utile de rappeler que, au fil des ans, le mot
« genre » a pris différents sens en fonction du contexte. Dans le glossaire sur l’égalité
entre les femmes et les hommes, publié récemment par la Commission pour l’égalité de
genre du Conseil de l'Europe, figure une définition qui correspond à ce que l’on entend
généralement par « genre » : alors que le « sexe » se réfère aux caractéristiques
biologiques et physiologiques qui différencient les hommes des femmes, « le terme
« genre » désigne les rôles, les comportements, les activités et les attributions
socialement construits qu’une société donnée considère comme appropriés pour les
femmes et les hommes ». Cette définition est aussi utilisée par le Comité pour
l'élimination de la discrimination à l'égard des femmes et d’autres mécanismes de l’ONU.
C’est également le sens que prend le terme « genre » dans l’expression « stéréotypes
de genre ».
L’expression « égalité de genre » tend de plus en plus à remplacer « égalité entre les
femmes et les hommes », que ce soit à l’ONU, au Conseil de l'Europe ou à l’Union
européenne. L’égalité de genre suppose non seulement d’éliminer toutes les formes de
discrimination fondée sur le sexe, mais aussi de réaliser l’égalité matérielle entre les
femmes et les hommes, ou l’égalité de facto. C’est le sens que prend le terme « genre »
dans des expressions comme « intégration d’une perspective de genre » ou « écart
entre les genres ».
Comme nous pouvons le constater, le mot « genre » dans ses différentes acceptions a
été progressivement introduit dans les textes internationaux relatifs aux droits de
l'homme et dans le discours politique. Quels maux les opposants à cette utilisation
associent-ils au « genre », à la « théorie du genre » ou à l’« idéologie du genre » ?
Pourquoi serait-il si dangereux d’œuvrer à la pleine réalisation de l’égalité de genre ?
Qu’y aurait-il de si répréhensible à examiner le contexte social plus large dans lequel les
hommes et les femmes interagissent ?
Il semble que l’une des principales objections soit liée à la peur de voir disparaître une
société traditionnelle fondée sur une affirmation culturelle selon laquelle le genre est
strictement et invariablement binaire, et les hommes et les femmes jouent (et devraient
jouer) des rôles très différents dans la vie publique et au sein de la famille. Le premier
problème tient au fait que certains défenseurs de cette vision de la société trouvent
justifié de cantonner les femmes au rôle stéréotypé de la mère, qui donne naissance aux
enfants et reste à la maison pour les élever. Cette vision n’est pas compatible avec une
approche fondée sur les droits de l'homme qui considère les femmes (et les hommes)
comme des membres autonomes de la société, qui devraient pouvoir choisir euxmêmes,
dans des conditions d’égalité, le rôle qu’ils veulent jouer dans la société et dans
la famille. L’un des cinq objectifs de la Stratégie du Conseil de l'Europe pour l'égalité
entre les femmes et les hommes 2014-2017 consiste d’ailleurs à combattre les
stéréotypes de genre, qui « constituent un sérieux obstacle à la réalisation d’une
véritable égalité entre les femmes et les hommes et favorisent la discrimination fondée
sur le genre ».
Un autre problème, c’est que l’approche traditionaliste de la société est souvent utilisée
pour justifier le sexisme, qui est la supposition, l’opinion ou l’affirmation qu’un sexe est
supérieur à l’autre. Souvent, les partisans de cette approche défendent, ne serait-ce
qu’implicitement, l’idée de la supériorité des hommes sur les femmes. Les attitudes
sexistes conduisent à une discrimination envers les personnes appartenant au sexe jugé
inférieur, tout comme les attitudes racistes conduisent à une discrimination envers les
membres de la « race » jugée inférieure. C’est pourquoi le droit international des droits
de l'homme soumet les Etats à l’obligation de prendre les mesures appropriées pour
modifier les schémas et modèles de comportement socioculturel de l'homme et de la
femme, en vue de parvenir à l'élimination des préjugés et des pratiques coutumières, ou
de tout autre type, qui sont fondés sur l'idée de l'infériorité ou de la supériorité de l'un ou
l'autre sexe ou d'un rôle stéréotypé des hommes et des femmes. La Cour européenne
des droits de l'homme (« la Cour ») a aussi souligné que « les stéréotypes liés au sexe –
telle l’idée que ce sont plutôt les femmes qui s’occupent des enfants et plutôt les
hommes qui travaillent pour gagner de l’argent – ne peuvent en soi passer pour
constituer une justification suffisante de la différence de traitement en cause, pas plus
que ne le peuvent des stéréotypes du même ordre fondés sur la race, l’origine, la
couleur ou l’orientation sexuelle ».
Apparemment, une autre objection fondamentale trouve son origine dans des
conceptions divergentes de la famille. La jurisprudence de la Cour a évolué
considérablement ces dernières années sur la question de savoir ce qui constitue la
« vie privée et familiale » et mérite donc une protection au titre de l’article 8. Pour
beaucoup, c’est là le cœur du problème. La Cour a reconnu progressivement que des
partenaires de même sexe engagés dans une relation stable méritent une protection
juridique sous la forme d’une union civile ou d’un partenariat enregistré, pas
nécessairement d’un « mariage gay ». Récemment, dans l’affaire Oliari et autres c.
Italie, la Cour a conclu qu’il existe une tendance à la reconnaissance juridique des
couples homosexuels puisque 24 des 47 Etats membres du Conseil de l'Europe ont
adopté une législation permettant pareille reconnaissance. Sur ce point, il semble que le
monde des droits de l'homme et les défenseurs de la famille traditionnelle doivent
s’accorder sur le fait de ne pas être d’accord.
Une autre critique concerne la reconnaissance de la diversité des genres. Les
détracteurs de cette diversité, qui invoquent les « valeurs traditionnelles », estiment à tort que la population comprend uniquement des hommes et des femmes et ignorent,
par exemple, l’existence de « personnes intersexes », impossibles à ranger dans l’une
des deux catégories en raison de leur anatomie (par le passé, ces personnes étaient
parfois appelées « hermaphrodites »). Ainsi que je l’ai indiqué dans un document
thématique publié récemment, hors d’Europe, il y a plusieurs pays où la reconnaissance
des personnes d’un troisième genre ou d’un genre indéterminé n’a rien d’extraordinaire.
Des critiques semblent viser tout particulièrement la reconnaissance croissante des
droits des personnes transgenres, c'est-à-dire des personnes qui estiment que le sexe
qui leur a été attribué à la naissance ne correspond pas à leur genre véritable et qui
choisissent parfois de se soumettre à une opération chirurgicale de changement de sexe
ou à un traitement hormonal. Selon une approche fondée sur les droits de l'homme, ces
personnes ne doivent pas être considérées comme souffrant d’une maladie et les Etats
ne doivent pas assortir la reconnaissance officielle du nouveau genre de conditions
comme le divorce et/ou la stérilisation. Dès 2002, la Cour a constaté une tendance vers
une acceptation sociale accrue des personnes transsexuelles et vers la reconnaissance
juridique de la nouvelle identité sexuelle des personnes opérées.
La Convention d’Istanbul est devenue la cible privilégiée de certains défenseurs des
valeurs traditionnelles, car elle semble cristalliser à leurs yeux tous les maux évoqués
plus haut. Certaines voix ultraconservatrices essaient de justifier la violence domestique
(à l’égard des femmes et des enfants), ou de la faire passer pour tolérable, en
l’assimilant à des « querelles » familiales d’ordre privé ou à la punition méritée d’enfants
désobéissants. Selon cette conception, toute tentative de prévenir la violence
domestique constitue une ingérence extérieure dans le sanctuaire inviolable du mariage
et de la famille. Face à ces points de vue inacceptables, il n’y a qu’une seule réponse :
ce ne sont pas les mesures prises pour prévenir et combattre la violence domestique qui
détruisent le mariage et la famille, mais c’est la violence domestique elle-même.
D’autres détracteurs soutiennent que la violence dans la famille touche autant les
hommes que les femmes et que la focalisation sur les femmes victimes est d’une
certaine manière trompeuse ou « discriminatoire ». Cette affirmation est démentie par
les données, qui suggèrent que, dans tous les pays européens, ce sont le plus souvent
les femmes qui sont les victimes de la violence familiale. Certains reconnaissent même
que la violence à l'égard des femmes est un problème, mais ne veulent pas que les
gouvernements remettent en cause les rôles traditionnels des genres et les stéréotypes,
par l’éducation et la sensibilisation, comme le prévoit la Convention d’Istanbul. Il est
pourtant tout naturel que l’obligation générale de combattre les stéréotypes de genre,
déjà mentionnée, fasse partie intégrante des mesures requises par la Convention
d’Istanbul pour prévenir la violence à l'égard des femmes fondée sur le genre et la
violence domestique. La Convention repose sur l’idée que la violence à l'égard des
femmes est une manifestation du phénomène plus large des rapports de force inégaux
entre les femmes et les hommes, auquel il faut s’attaquer si l’on veut traiter efficacement
la question de la violence. Cette idée est corroborée par de nombreux travaux
universitaires, que les détracteurs préfèrent ignorer.
Des critiques visent aussi, dans la Convention, la liste des éléments qui ne doivent pas
être des motifs de discrimination, sur laquelle figurent notamment l’orientation sexuelle
et l’identité de genre. Aux yeux de ceux qui expriment ces critiques, ratifier la Convention
reviendrait à reconnaître des identités inacceptables. Ils perdent de vue le fait que la
Convention d’Istanbul a pour but de combattre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique et que l’orientation sexuelle et l’identité de genre s’ajoutent à des
éléments comme la race, le handicap et l’âge, afin de mieux protéger les personnes
LGBTI victimes de violence fondée sur le genre, qui risquent d’avoir des difficultés
particulières à saisir la justice et à recevoir une aide.
Ce qui me préoccupe, c’est que toutes ces critiques dont le mot « genre » fait l’objet sont
de plus en plus préjudiciables à la protection des droits de l'homme, notamment des
droits des femmes et des personnes LGBTI en Europe. Ceux qui travaillent dans le
domaine des droits de l'homme doivent réagir plus énergiquement aux critiques et
utiliser des données probantes et des travaux universitaires pour déconstruire les
mythes, dénoncer les déformations et vaincre les peurs. Les milieux laïcs ou religieux
qui critiquent l’« idéologie du genre » et la « théorie du genre » ont certes le droit de
penser ce qu’ils veulent et d’exprimer leur point de vue, mais il ne faudrait pas les laisser
diminuer les droits individuels au nom de leurs croyances. Il ne faudrait pas non plus les
laisser arrêter le progrès dans la reconnaissance et le traitement de l’inégalité entre les
femmes et les hommes et ignorer la réalité de la diversité des genres ou l’évolution du
droit européen des droits de l'homme. En définitive, ce ne sont pas les droits de l'homme
qui transforment la manière dont les gens comprennent leurs identités, mais bien
l’inverse : la législation en matière de droits de l'homme s’adapte lentement à la réalité
vécue et aux besoins concrets de personnes différentes et de familles arc-en-ciel. Cela
ne signifie pas que l’homme, la femme et la famille traditionnelles soient voués à
disparaître. Ils sont simplement complétés par une riche mosaïque d’identités
individuelles et de partenariats qui sont longtemps restés ignorés
de Nils Muižnieks, Commissaire aux droits de l’homme