Sana Ben Achour
Trois questions à Sana Ben Achour, ex-présidente de l’Association Tunisienne des Femmes Démocrates (ATFD)
"Les attributs législatifs que se sont octroyées les constituants ? Grave dérive, voire un coup de force"
Le Temps - Sana Ben Achour, nous nous adressons à la juriste-militante des droits de l'Homme que vous êtes.
Quelles sont vos commentaires sur les travaux de la Constituante ?
Sana Ben Achour : J’ai suivi avec passion les débats de l’Assemblée constituante mais j’ai été déçue par leur tournure et parfois leur teneur sur trois questions au moins : la durée du mandat de la Constituante, les attributions législatives qu’elle s’est octroyées et enfin sur ce qu’on pourrait appeler " l’esprit majoritaire".
Les arguments ont été souvent spéciaux, juridiquement " insatisfaisants " et politiquement inquiétants. Comme par exemple de ne pas fixer la durée de la Constituante à une année sous prétexte d’éviter de tomber dans l’inconstitutionnalité au cas où de fait il y aurait besoin de plus d’une année. C’est vraiment aberrant. Le propre de l’énoncé juridique dans un Etat de droit est d’imposer (démocratiquement, cela s’entend) une norme à respecter et non pas de se soustraire à l’obligation juridique au nom d’un hypothétique fait risqué. La question reste donc posée. Si l’engagement politique pris devant le peuple de ne pas prolonger au-delà d’un temps raisonnable d’une année ou d’une année et demie les travaux de la Constituante est réel, pourquoi il n’a pas trouvé simplement traduction juridique. Je comprends que ce décalage donne aux citoyens le sentiment qu’on s’est joué d’eux. J’avoue en faire partie. La détermination de la durée de la période transitoire ne devrait pas être écartée d’un revers de main. Il faudra en parler et ouvertement.
Les attributions législatives que les constituants se sont octroyées au mépris de l’idée même d’une organisation provisoire des pouvoirs publics constituent, à mon sens, une grave dérive si ce n'est un véritable coup de force. Bien sûr que théoriquement, une Assemblée constituante peut être aussi une Assemblée législative. Qui peut le plus peut le moins disent les juristes. Mais cela est du juridisme car la question est ailleurs. Les débats sur les domaines de la loi, la distinction entre loi ordinaire et loi organique, la liste des matières législatives, des attributions gouvernementales laissent entendre par leur caractère fantasmatique que le souci n’est pas de rédiger principalement une constitution, comme mandat en a été donné. Un vaste programme de réformes législatives semble se profiler. Aussi noble que soit l'intention et impérieux le besoin, la refonte générale des textes n'est pas de mise! La mission des constituants est de rédiger d’abord et avant tout la nouvelle constitution sur la base de laquelle seront prises les nouvelles lois du pays, d’adopter un règlement qui permette un fonctionnement provisoire des pouvoirs publics, de parer au plus pressé en y assignant par les textes l'exécutif : chef d’Etat, Premier ministre et gouvernement, administration. La mission de cet exécutif de transition est de nous mener à bon port vers les élections (personne n’en parle) et de trouver solution au problème du chômage et de la mal vie ainsi qu'à celui de la justice transitionnelle. Oui ce sont ces questions (la durée provisoire, la question sociale et la justice transitionnelle) qui emportent le consensus et pas autre chose. Pourquoi s’en être détourné juste au moment où il fallait transcrire le pacte qui nous lie? Je ne comprends pas non plus comment on a pu allègrement "zapper" l’adoption du règlement intérieur pour passer aux votes sur l’organisation des pouvoirs publics. Il y a eu un renversement des perspectives préjudiciables à la construction de l’Etat de droit qui a ses contraintes à respecter. Je comprends l’urgence. Mais alors pourquoi un règlement de 312 articles. En a-ton besoin ? La preuve, un " petit règlement " de séance a suff pour procéder au bout de quelques jours au vote d’un texte fondamental : l’organisation provisoire des pouvoirs publics.
Quant à l’esprit majoritaire, il est tout simplement " dévastateur ". Il n’y a pas de démocratie sans dissonance. Les grandes messes sont d’un autre âge. Bien sûr que la loi de la démocratie est la majorité. Mais l’argument prend parfois sous la bouche de certains des intonations incantatoires et est servi avec arrogance en méconnaissance du mandat. Ecrire une Constitution pour le pays, ce n’est pas écrire une Constitution pour la majorité électorale mais pour l’avenir du pays pour tout le peuple tunisien dans sa diversité, ses majorités et ses minorités, ses citoyennes et ses citoyens.
Que pensez-vous de la présidence de Moncef Marzouki ?
C’est un homme que je respecte et il le sait. Je n’ai vraiment aucun doute sur sa droiture, son amour de la liberté et son combat pour la justice et les droits. De ce point de vue je n’ai pas d’inquiétude. Je suis heureuse de voir enfin arriver " à la normalité politique " des militants et opposants à Ben Ali. Cela réellement est une grande satisfaction, une grande " revanche sur l’histoire ". Qui l’aurait dit ? Qui l’aurait imaginé, aucun d’entre nous ! Et, pourtant, c’est arrivé et c’est un bien précieux et c’est cela dont il faut se souvenir. Par conséquent la question est autre. Comment, cet homme là – que je viens de décrire-, peut-il accepter un mandat à durée indéterminée ? Pour moi et encore une fois la durée du mandat est essentielle. Je ne voudrais pas que le provisoire dure. On a trop souffert des mandats qui se prolongent, se prolongent et n’en finissent pas de s’étendre… parfois avec les meilleures intentions. D’ailleurs je suis très attentive au langage. Le mot provisoire commence à disparaître progressivement du lexique politique et médiatique. Par ailleurs quels moyens a-t-il -par comparaison à ceux du chef du gouvernement - pour mener à bon port le pays vers ses institutions démocratiques pérennes ? Je regrette qu’il soit rentré dans une coalition et d’avoir apporté sa contribution à " l’esprit majoritaire " régnant qui ne laisse rien au vrai jeu démocratique au sein de l’assemblée, sauf ses rituels.
Que pensez-vous de son discours d’investiture?
Je pense qu’il n’est pas de son cru et me laisse sans voix notamment sur les divisions qu’il introduit entre les "munaqabbat", " muhajabbat " et "safirat". Je suis désolée, je n’ai pas fait une révolution pour me retrouver désignée par " safira " ou non. Je sais qu’il n’y a rien de péjoratif au mot. Et j’en suis une. Mais ma qualité première vis-à-vis d’un chef d’Etat, en l’occurrence le président de la République, est d’être d’abord et avant tout citoyenne. Je refuse ces catégories réductrices qui jouent sur l’émotionnel et les identités. Pour moi, il n’y a que des droits égaux entre citoyennes et citoyens. Je pense que c’est une erreur politique si ce n’est une maladresse. D’abord elle divise, alors même que le rôle du président est d’être rassembleur en donnant en plus une résonnance majeure (investiture) à un épi phénomène, celui du niqab en Tunisie.
Interview réalisée par Néjib SASSI
Source : « Le temps » on-line.
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