« Nous redescendrons dans la rue si les acquis de la femme sont mis à l’épreuve », affirme une militante tunisienne.
Interview Mounia el-Abed est une avocate tunisienne, membre du Conseil supérieur indépendant pour l’organisation des élections, présidente de l’Association des femmes juristes. Elle ne cache pas son inquiétude pour les droits de la femme tunisienne, mais évoque la stratégie des nouveaux démocrates pour une Constitution nationale qui reflète les valeurs de la révolution.
TUNIS, de Suzanne BAAKLINI
Quelle est votre analyse du résultat des élections de l’Assemblée constituante et qu’est-ce que cela représente pour le mouvement féministe et les femmes en Tunisie ?
Je pense tout simplement que ceux qui se sont présentés au nom de la démocratie et de la modernité ont échoué. Je crois qu’il y a eu un mauvais départ, une mauvaise organisation. Les démocrates n’ont pas su adapter leur discours à la réalité de la Tunisie. Leur lecture de la situation du pays n’était pas rationnelle. Nous évoquions souvent les disparités entre les régions, mais nous n’avons pas été vers la Tunisie profonde, même si, après la révolution, nous avons été choqués de découvrir l’ampleur de la pauvreté et la corruption qui sévissait à tous les niveaux. Les partis progressistes et le mouvement féministe n’ont pas su trouver les réponses pour rassembler tout ce monde. Au lendemain du 14 janvier, il y a eu un effritement et une multiplication des partis politiques, formés sans grande conviction. Il paraît que c’est normal lors d’une phase de transition.
Que signifie un tel échec d’après vous ?
L’organisation d’élections pour une Assemblée constituante est un grand défi. C’est un point de départ pour une Tunisie qui a porté haut et fort, lors de la révolution, les principes de démocratie, de liberté, de dignité humaine. Il fallait que les élections reflètent les principes qui sont à la base de cette révolution. Or il n’y a pas eu de rassemblement autour d’un pôle démocratique qui défende ces valeurs.
Peut-on parler d’un manque de temps ?
Certainement que le facteur temps a joué contre nous. Mais ce n’est pas une raison pour justifier l’échec. Avant le 14 janvier, la classe politique (qui a fait la révolution) était consciente des enjeux. Mais après cette date, nous avons compris qu’il y avait des divisions au sein même de ce camp politique, dont les causes sont très superficielles selon moi. Ces divisions sont intervenues aux dépens des valeurs et des projets qu’il fallait défendre : les droits, le régime à instaurer, la lutte contre la corruption... Il fallait adapter notre discours à une réalité très complexe. Or notre discours, il faut le reconnaître, était dirigé vers l’élite.
Vous attendiez-vous à ce taux de réussite du parti Ennahda ?
Nous nous attendions à un pourcentage plus ou moins important, mais, franchement, pas à un tel succès. Cela a été un choc... Il faut bien se poser des questions sur tout ce qui s’est passé. On estime que le parti Ennahda a su s’implanter au sein des couches sociales, par des moyens détournés ou légaux. Il a utilisé la religion pour mobiliser des foules dans une situation d’après-révolution assez précaire. Cela dit, si l’on en revient aux statistiques des élections, le taux de participation au scrutin prouve qu’une majorité silencieuse n’a pas voté. Si l’on analyse plus profondément ces résultats, on s’aperçoit que c’est l’effritement des candidats démocrates qui explique la montée du parti Ennahda. Il y a aussi eu d’autres surprises comme la liste de Hechmi al-Hamdi, que personne ne donnait gagnante et qui a fait un bon score. Ce sont des listes indépendantes reliées à cette personnalité qu’il est très difficile de situer, à un moment proche de Ben Ali, à un autre d’Ennahda...
Avez-vous peur pour les acquis de la femme tunisienne aujourd’hui ?
Est-ce qu’on peut parler d’acquis quand la situation n’est pas très claire, et, de surcroît, à une époque où règne le double discours ? Nous éprouvons de l’inquiétude, cela est indéniable. Certaines déclarations de responsables d’Ennahda, dont des femmes comme Souad Abdel Rahim – qui a stigmatisé les mères célibataires –, nous incitent à l’appréhension : ces personnes attaquent, entre autres, l’adoption, les droits des femmes et notre code de statut personnel qui était, jusque-là, avant-gardiste.
Allez-vous opposer une résistance à cette nouvelle tendance en tant que groupes féministes ou dans le cadre de ce que vous appelez les forces démocrates ?
Les groupes féministes doivent savoir qu’ils comptent aujourd’hui des alliés parmi les démocrates. C’est un combat en faveur d’un projet de société. Les femmes doivent s’impliquer dans un processus de défense des droits de manière générale, mais aussi des droits spécifiques des femmes. On ne peut avancer vers un processus démocratique sans une participation massive et effective des femmes. Il faut former des alliances, mais pas contre nature comme celles contractées entre des partis de gauche et un parti islamiste comme Ennahda (en vue d’une majorité à l’Assemblée constituante). Et, surtout, il faut défendre nos acquis. Est-ce que le code de statut personnel est mis à l’épreuve aujourd’hui ? C’est la grande question.
Comment comptez-vous faire face à ce double discours subtil d’Ennahda qui a apparemment porté auprès des électeurs ?
C’est la question que nous nous posons. Tout d’abord, nous comptons nous organiser pour effectuer un lobbying aux niveaux national et international. En tant que forces de la société civile, nous voulons nous rassembler au sein d’une plateforme de participation sur le terrain. Notre ONG, l’Association des femmes juristes, qui a vu le jour après le 14 janvier, a récemment organisé une rencontre sur la bonne gouvernance et le rôle des femmes. Il y a été question des moyens de rédiger une Constitution pour la Tunisie où le rôle de la femme serait pris en considération, ainsi que d’autres grands principes comme la séparation des pouvoirs. Ce dernier principe est le seul susceptible d’empêcher des abus similaires à ceux perpétrés ces dernières années. Nous envisageons également d’être vigilants et d’être toujours présents sur le terrain. À la première réunion de l’Assemblée constituante, la société civile était là. Notre message : il est vrai que l’Assemblée constituante est souveraine, mais la rue est mobilisée.
Êtes-vous prêts à redescendre dans la rue le cas échéant ?
Tout à fait. Le slogan répété à plusieurs manifestations en début d’année reste d’actualité : « Plus jamais peur après le 14 janvier. » Les démocrates, hommes et femmes, n’auront plus jamais peur.
Quelle importance revêtent les derniers développements en Tunisie pour d’autres pays ayant vécu des révolutions récentes ? La Tunisie est-elle un modèle ?
Je ne veux pas parler de modèle. Je dirai à tous ceux qui aspirent au changement en Égypte, en Libye et ailleurs qu’il faut rester vigilants. Il faut être présents sur le terrain et avoir une alternative à proposer. Mais dans aucun cas il ne faut baisser les bras. Il s’agit de réagir ouvertement aux développements tout en écoutant l’« autre », qui qu’il soit. Il est vrai qu’on décèle actuellement des indices très négatifs en Tunisie comme la violence qui prend de l’ampleur dans notre société. On la ressent aujourd’hui dans les rues, dans les espaces publics. Les femmes en sont souvent victimes, mais elles ne remettent pas en question pour autant leur place sur la scène publique. C’est avec beaucoup de courage que les femmes tunisiennes doivent affronter cette crise.
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